Sep 092008
 

 Paris Nord, Villepinte, salon Maison & Objet (c) Yves Traynard 2008L’ethnique s’invite à Maison & Objet, le grand salon professionnel de la mode-décoration(*). Il semble même partout, débordant le carré qui lui est imparti baptisé « ethnic chic.MIC » pour inspirer jusqu’à la collection Afric’Art chez Daum. Car l’ethnique ainsi apprivoisé nous est devenu familier. Aujourd’hui on mange ethnique, on s’habille ethnique, on danse ethnique, on se meuble ethnique sans même y prêter attention. Feuilleter un catalogue Pier import, La Maison coloniale ou Maisons du Monde c’est caresser un imaginaire d’Afrique, d’Orient, d’Amérique latine peuplé de courbes imprécises, de bois d’eben, de matières minérales, de moustiquaires impudiques, de douceur et d’harmonie retrouvée. A parcourir les allées du salon Maison & Objet, on pourrait dessiner une typologie ethnique selon le degré « d’authenticité » car tel semble être le maître mot. On y distinguerait :

  • l’objet brut, banale pièce de la vie courante, produite en série plus ou moins artisanalement et localement : savon d’Alep, poterie, sac tissé, narghilé…
  • la pièce d’antiquaire, modèle (supposé) rare ou ancien : le masque rituel, la porte dogon, la pipe à opium…
  • l’objet dessiné pour le goût occidental et produit localement à faible coût, fortement teinté par une « destination » : tissus contemporains, vaisselle…
  • le modèle « fusion » fait de matières et de formes réputées ethniques mais pure création occidentale (même signée d’artistes locaux), auquel il est difficile d’attribuer une origine, ne serait-ce parce que l’objet n’a pas d’usage local : rideaux, luminaires, meubles composites, verrerie Daum.

On voit là l’envahissement progressif par l’ethnique de notre champ quotidien et la distance croissante qui sépare « l’ethnie de catalogue » du sens premier du terme qui rappelons-le désigne une population aux traits homogènes(**). L’ethnie réelle s’efface ainsi au profit d’un « imaginaire de l’ethnique » fait de matières naturelles et brutes, de peuples premiers, de traditions, déclinés en gammes globalisantes labellisées, sans grand souci de géographie, « tropicale », « latino », « orientale », dé-localisées au point de recouvrir tout ce qui relève, par sa nature ou son inspiration, d’une culture autre qu’occidentale(**). L’ethnique serait donc l’Autre pas encore sorti de la nuit des temps. Inquiétude. Ne sommes-nous pas ramenés à notre fracture Orient-Occident qui, niant la diversité, se nourrit justement de ce genre d’amalgames ? Car ce qui prime derrière l’appétit d’ethnique ce n’est pas la connaissance de l’Autre mais le plaisir que l’on peut tirer de sa représentation et de ses productions. Ce qui vaut pour la décoration, vaut tout autant pour la musique, la cuisine et le vêtement. Rien de surprenant dès lors dans les conclusions de l’étude de Pascale Berloquin-Chassany consacrée aux créateurs africains (***). Analysant un corpus de revues de mode corroborées par des entretiens terrain la chercheuse relève que les créateurs africains sont contraints d’adopter ce qualificatif d’ethnique pour accéder au marché occidental alors qu’ils préfèreraient être étiquetés « africains ». Pour démontrer l’usage strictement occidental du terme elle aurait pu aussi constater qu’un Africain ne qualifie d’ethnique ni le costume trois pièces français qu’il porte pour son mariage ni le plat émaillé chinois dans lequel il mange. Pour justifier cet engouement occidental, Pascale Berloquin-Chassany évoque les goûts d’un public parisien en quête d’altérité idéalisée, une quête d’authenticité, comme s’il fallait jalonner son existence de repères réels, de racines. Une bataille symbolique pour une appropriation du monde qui ne semble pas si pacifique que ça. Car s’il n’y a qu’une lettre qui sépare ethnique d’éthique cette proximité orthographique – qui explique peut-être le succès de l’appellation – ne doit pas faire illusion.

  • L’espace géographique dont sont issus les objets, les formes et matières premières recouvrent quasi-parfaitement le monde colonial et plus particulièrement l’Empire français pour le marché tricolore de l’ethnique.
  • Les objets exposés renvoient beaucoup à cet univers transmis par le roman et le cinéma (l’Amant étant un bon exemple) et on se demande jusqu’à quel point il n’entretient pas les clichés de l’indigénat.
  • Si dans une évolution pudibonde de vocabulaire, l’exotique a glissé doucement vers l’ethnique, si on préfère autochtone (ou immigré) à indigène, arts premiers à primitifs, la domination économique n’a pas fondamentalement changé. Les échanges entre acheteurs et vendeurs – que ce soit pour s’approvisionner en pétrole, cuivre ou artisanat – peuvent difficilement être égalitaires et harmonieux, tant la différence de niveau de vie est importante. Quel peuple refuserait un apport d’argent même minime qui lui permettrait d’améliorer ses conditions de vie fut-ce au prix de tensions, de contradictions sociales, culturelles voire d’assujettisement. Combien d’antiquaires ont réalisé des marges substantielles sur le dos de populations dans l’incapacité de négocier ?
  • Dans ce commerce déséquilibré, c’est bien le Nord qui se dirige vers le Sud et non l’inverse. C’est le Nord qui détient tous les circuits d’approvisionnement, de production et de commercialisation ; c’est lui qui décide de ce qui doit être produit, où, quand et comment. Dans ce jeu, le producteur du Sud est réduit à la main d’oeuvre voire au simple argument marketing. Ce n’est pas un hasard si les seules « ethnies » tenant stand au salon et qui peuvent donc se dire acteurs de ce commerce sont celles de pays à revenus élevés ou intermédiaires (Taïwan, Corée du Sud, Brésil, Liban, Tunisie, Syrie,…)
  • Le faible coût de la main d’œuvre et des matériaux est pour beaucoup dans le succès de ces produits, comparativement aux productions de nos artisans et… à leur détriment. Qui se souvient que ce salon Maison & Objet était à l’origine celui des ateliers d’art de France ?(****) Et qui peut se payer encore un sac ou une paire de chaussures cousues main made in France, même confectionnées par du personnel payé au SMIC ?
  • Un détail significatif des disparités des mondes entre lesquels oscille ce commerce de l’ethnique. Contrairement aux autres allées du salon, il était impossible de photographier le moindre objet du secteur Ethnique chic.mic. Pourtant les mêmes qui interdisent la reproduction ici (et il y a certes de bonnes raisons) ne se sont pas privés là-bas de photographier, acheter à prix dérisoire, copier les modèles, s’inspirer des formes, voire piller les matériaux sans verser le moindre écot.

Enjeux identitaires, politiques et économiques, les défis éthiques à relever par un commerce qui se voudrait « ethnique et équitable » sont colossaux voire démesurés au regard des déséquilibres de la planète. Car il ne s’agit pas seulement d’argent, de « juste » rétribution du producteur. Si c’est l’Autre qui est vraiment au cœur de cette démarche, comment faire que ce commerce ne révèle pas lui aussi de la prédation, d’une anthropophagie funeste qui dévore dans un même banquet l’homme et ses productions ? Puisse au moins cet élan généreux servir de prise de conscience. Ce sera déjà beaucoup.

Pour finir, si ces questions m’intéressent c’est qu’elles traversent de la même manière, on l’aura deviné, le voyage « ethnique ».


(*) Maison & Objet, 5-9 septembre 2008. Maison & Objet, Paris Nord, Villepinte. Prochaine édition : 23-27 janvier 2009. Ethic chic.Mic : près de 200 stands.
(**) Ethnie : Groupement humain qui possède une structure familiale, économique et sociale homogène et dont l’unité repose sur une communauté de langue et de culture. Larousse.

(***) Créateurs africains de mode vestimentaire et labellisation « ethnique » (France, Antilles, Afrique de l’Ouest francophone) Pascale Berloquin-Chassany, Aout 2006. Revue de sciences sociales au sud. in Autrepart n° 38 (2/2006), La globalisation de l’ethnicité ? (pages 173 à 190)
Introduction. Résumé de l’article.
Depuis les années quatre-vingt-dix, la vague « ethnique » déferle sur l’Occident. L’attrait pour l’Autre se reflète aussi bien dans les collections de Haute Couture que dans la prise en considération d’un marché « ethnique » à un niveau plus populaire. Paradoxalement, si l’africanité peut être perçue comme « ethnique », les créateurs africains de mode vestimentaire ne se réfèrent que frileusement à cet adjectif. Mes recherches reposent sur l’examen de la presse féminine noire francophone (septembre 1998 – septembre 2004). Elles révèlent les significations accolées au terme « ethnique » qui expliquent alors le constat d’une attitude de rejet d’une assignation identitaire en provenance de l’Occident.
(****) Article : Artisanat d’art, Wikipédia. Au début des années 1990, le salon des Ateliers d’art de France « invite des exposants non créateurs et des importateurs, il devient le PAAS (Paris-Atelier d’Art-Show). En 1996, Il déménage du Parc des expositions de la Porte de Versailles à Paris pour Villepinte au Nord de la capitale et devient le Salon international de Décoration « Maison et Objets ». Salon où ne subsiste en 2005 que deux minuscules allées d’authentiques créateurs épuisés. En province, beaucoup d’artisans d’art ferment les ateliers ou deviennent commerçants. »

Pour citer cet article (format MLA) : Traynard, Yves. « Maison & Objet & Ethnie ». ytraynard.fr 2024 [En ligne]. Page consultée en 2024. <https://www.ytraynard.fr/2008/09/maison-objet-ethnie/>

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