Avr 022008
 

Siwa, Shali (c) Yves Traynard 2008Dans son introduction au guide Egypte le Routard nous livre une de ces petites phrase définitives dont il a le secret. «Ils sont gais dans leur misère» nous confie sur un ton sans appel, l’homme qui voyage avec le monde pour sac à dos. C’est dire s’il connaît la psychologie des peuples(*).
«Ils» ce se sont les Egyptiens. Cette phrase m’a d’emblée dérangée, sans que je sache immédiatement pourquoi. En esthète du verbe, la première question qui me soit venue, ça paraît idiot, concernait l’usage du pluriel. Pour une maxime a portée essentialiste, l’emploi du singulier aurait été plus adéquat et plus léger. «L’Egyptien est gai dans sa misère». Mais ne demandons pas au Routard une exigence de style ; c’est sa marque de fabrique et il la revendique. Je me suis demandé néanmoins si ce pluriel ne cachait pas une intention. Voulait-on ainsi convaincre que tous les Egyptiens sont gais, l’Egyptien pris «en général» ouvrant trop la porte à l’exception ? Il m’a alors semblé que le singulier possédait un pénible défaut. Il donnait un ton trop suranné au Routard et aurait trahi une inspiration coloniale où l’Africain, grand enfant joyeux mais sans guère d’intelligence devait être guidé par le colon vers le progrès. Une veine enfantine corroborée un peu plus loin : leur « vie est un jeu » ; on les amadoue pour peu « qu’on les fasse sourire »(*). J’approchais là de ce qui m’avait gêné en première lecture, une condescendance, celle de l’adulte sur l’enfant, mais refusais de m’en tenir là.
Délaissant ce pluriel disgracieux, je poursuivais sur le premier terme de la proposition. «Ils sont gais» nous dit-on pour commencer. Je n’ai rencontré que quelques Égyptiens ; le Routard dans son omniscience les a peut-être tous croisés. Mais dans mon modeste panel je dois reconnaître qu’il y en a effectivement que je qualifierais de joviaux. Joviaux plutôt que gais. Gai indique une profondeur, une permanence, une qualité d’âme dont je ne sais quel psychologue pourrait mesurer le degré sur une échelle. A partir de quand un peuple est gai ? Jovial, souriant, farceur oui j’ai mesuré des manifestations disons d’une potentielle gaîté intérieure. Surtout chez les Égyptiens en contact avec les touristes. Ils ont toujours le mot pour rire. Mais ces Egyptiens, sont-ils représentatifs ? Je crois plutôt que la concurrence exacerbée entre boutiquiers, chameliers, hôteliers, restaurateurs, felouquiers a relégué les introvertis dans les arrières boutiques. L’humour est une arme commerciale indispensable avec des touristes en goguette. «Mon ami, les Cairotes sont cuites !» me disait un commerçant pour conclure un marchandage. A l’écart des routes, j’ai rencontré des Egyptiens plus sombres, plus discrets aussi, empêtrés dans des histoires familiales, de travail ou d’argent qui n’avaient rien de gais. Des paysans calmes, sereins mais effacés. Et puis après l’attentat de Louxor tout a basculé. Les agents de tourisme n’étaient plus gais du tout, mais agressifs. Rare touriste au Caire à cette époque je me souviens avoir été insulté copieusement plusieurs fois simplement parce que je n’achetais pas les bibelots proposés. Sans parler de ceux qui vous harcelaient jusqu’au saint des saints des pyramides avec papyrus et scarabées. Non les Egyptiens ruinés n’étaient ni « doux », ni « d’humeur facile », et encore moins « gais dans leur misère » ! Qui leur reprocherait ? Le Routard possède-t-il un top 10 des peuples gais ? Dans quelles circonstances a-il rencontré des « miséreux » dans son enquête ? A-t-il écumé les villages du Delta du Nil, les banlieues pauvres du Caire ? S’est-il immiscé dans l’intimité des familles ? Parle-t-il couramment arabe, est-il psychologue à ses heures perdues pour sonder les âmes ? Et les femmes égyptiennes sont-elles gaies aussi ? Franchement, cette histoire d’Egyptiens gais ne tenait vraiment pas la route.
Je décidais de m’intéresser à l’autre terme de la proposition pour vérifier également sa consistance. «Ils sont dans leur misère». Remarquez qu’on ne parle pas de pauvreté. La pauvreté a une définition précise, socio-économique. On peut la quantifier en fonction d’un niveau de ressources, d’une qualité de vie, même si ce type d’indicateur a ses limites et un certain cynisme. On espère en savoir plus dans d’autres chapitres du guide sur cette misère annoncée. Qui, comment, combien, où, pourquoi la misère ? Mais le Routard est moins éloquent sur le sujet. Dans ce plan absurde et méprisant adopté dans toute la collection où les renseignements pratiques sont mis sur le même pied que la description des pays, à l’entrée Santé où l’on aurait pu appréhender quelques symptômes de cette misère, on ne s’intéresse… qu’à celle du voyageur !
Des données fiables existent pourtant. L’OMS, l’UNDP compilent des informations précieuses qui permettent une comparaison des pays de la planète. Ainsi, renseignements pris, l’Egypte avec une espérance de vie de 70 ans à la naissance et même avec des revenus très modestes (inférieurs à 2 $ par jour pour plus de 40% de ses habitants), se situe bien au-dessus de l’Afrique subsaharienne ou de l’Asie méridionale, et même devant le Maroc. 44ème sur les 102 pays classés en développement, elle n’est donc pas miséreuse, au sens d’un état d’extrême pauvreté.
J’en concluais que dans les deux termes de la proposition (la gaîté et la misère) on faisait appel à des concepts flous, à des catégories invérifiables, de l’ordre du subjectif et donc des clichés. De misère comment ne pas glisser vers miséreux, puis misérable et ses corollaires, pitié, charité, poids du nombre, fatalité et misérabilisme rendant inutile tout essai d’interprétation, de compréhension, toute action. En une phrase d’introduction, le Routard fait de l’Egypte – pays pauvre certes – un pays de miséreux ! Sans même préciser de quelle misère il parle. Misère matérielle, intellectuelle, sociale, culturelle, morale… toutes ? La misère comme tout ce qui touche au voyage doit-elle comporter sa part d’indicible pour être touristiquement acceptable ?
J’oubliais un instant l’imprécision des termes et l’invraisemblance des deux affirmations. Il y avait un autre sujet de préoccupation dans cette sentence. La corrélation des propositions. Les Egyptiens ne sont pas seulement gais et dans la misère, ils sont gais «dans» leur misère.
Qu’est-ce que l’auteur veut suggérer dans ce face à face entre gaîté et misère ? Relève-t-il une opposition ou un rapport de cause à effet ? Là encore totale ambiguïté, libre à chacun de fantasmer.
En retournant la proposition doit-on comprendre que les Egyptiens riches sont tristes ? Probablement, sinon l’auteur aurait écrit « Les Égyptiens sont gais même dans leur misère ». Dans ce cas, sont-ils gais parce que miséreux, les riches étant exclus de cet « état de grâce » ? Sous-entend-t-on finalement un bienfait dont on devrait tirer cette niaise leçon : nous voyageurs riches et tristes ne connaissons pas notre bonheur ? Faut-il entendre un reproche ? Les Egyptiens sont dans la misère parce qu’ils sont gais, ce qui renverrait à l’imaginaire colonial de grands benêts grands benête et justifierait l’emploi du possessif « leur » ? Ou faut-il voir autrement. Egyptiens, n’avez-vous pas honte d’être gais. Les miséreux doivent être tristes, pleurer tout le temps, mendier, se morfondre sur leur sort. Comment voulez-vous être crédibles ? Voilà qui me rappelle des débats à ATD Quart-Monde où il fallait convaincre qu’un SDF avait le
droit à un animal de compagnie !
Ou bien plutôt suggère-t-on, glissant de la gaîté vers le bonheur qu’ils sont bien comme ça, dans leur misère ? Il y aurait là comme une sorte de félicitation condescendante adressée aux Egyptiens. Il y a tant de peuples tristes dans leur misère. Mais vous au moins vous êtes gais. On vous aime comme ça, continuez. Et vous cher lecteur on vous a dit qu’ils sont miséreux, c’est vrai, mais rassurez-vous ça ne vas pas gâcher votre voyage au contraire parce que ça les rend gais.
Cette phrase finalement livre plus de vérités sur l’esprit du Routard et sur notre malaise de touriste confronté à la pauvreté que sur les Egyptiens. Que cette maxime imbécile trône en introduction du guide Egypte depuis tant d’éditions n’est pas un hasard. Elle ne dérange pas malgré son absolu arbitraire et sa charge de clichés. Au contraire, de Hachette à l’Egypte, elle valorise tous les acteurs du tourisme… fut-ce au détriment des Egyptiens et de la vérité.


(*) Guide Égypte, 2006, p. 37. Introduction au pays : « Il est impératif de se plonger dans le grouillement des souks pour comprendre ces gens qui savent tout excuser à condition qu’on les fasse sourire. Ils sont doux, d’humeur facile, et gais dans leur misère. La vie est un jeu et les problèmes n’ont pas une solution, mais mille. Tout dépend de la façon de les interpréter. »On notera au passage que ce paragraphe assène d’autres vérités qui nécessiteraient de larges développements critiques. Je dis dans mon essai pour quelles raisons, et pas seulement morales, on doit s’abstenir de ce type de description de populations.
On lira avec profit, Tourisme ethnique : une reconquête symbolique ?, par Nicolas Bancel in Culture post-coloniale 1961-2006, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (dir.). : « Par une objectivation de la sémiotique des discours et des représentations qui sont proposés par les tour-opérateurs, nous souhaitons analyser le regard qui est porté sur les populations et les espaces lointains dans le champ du tourisme ethnique, mais aussi des catégories d’expérience qui sont proposées aux futurs clients. »