Mar 302007
 

Devinette (très) contemporaine. Un musulman reçoit des amis à déjeuner. Ces derniers se proposent d’apporter un bon vin pour leur seule consommation. Sachant que l’hôte respecte à la lettre l’interdit coranique de non-consommation(*) qu’elle va être sa réaction ?
Ce cas très concret qui m’a été soumis a toutes les qualités pour évoquer la place du libre-arbitre en islam (aussi) et la part de compromis(**) nécessaire à la pratique dans une société donnée, non musulmane en l’occurrence.
La réponse, on l’a déjà compris, ne sera pas unique. Elle a donc moins d’intérêt que les arguments qui seront utilisés, sauf bien sûr pour les invités privés éventuellement de breuvage !Je vous livre quelques possibles justifications issues de sondages. Je ne prétends pas détenir la loi !

Les justifications du refus
Argument coranique. Un tel argument est rarement invoqué sauf dans les cercles les plus rigoristes ou ignorant des textes. Aucun verset coranique n’interdit explicitement un non-musulman de boire à proximité d’un musulman. Dans beaucoup de pays musulmans (Syrie, Maroc, Tunisie, Algérie, Turquie…) on fait commerce d’alcool. Il est servi et vendu légalement à tout citoyen majeur dans des débits spécialisés. Comme aux États-Unis sa consommation ne doit pas se faire en public. A ma connaissance, seules l’Arabie, l’Iran, la Libye et le Soudan l’ont banni totalement y compris pour les non-musulmans étrangers ou non. A la manière du cannabis en France.
Argument de la pureté et de son corollaire, la souillure. En introduisant du vin, la maison de l’hôte est souillé par l’alcool qui se dissipe, se mélange aux couverts… Dans une religion qui pratique la purification avant chaque prière, l’argument a son poids. Il est parfois invoqué plus spécifiquement en période de carême.
Argument de l’exemplarité. La crainte de montrer à sa famille, à ses enfants en particulier, des pratiques réprouvées est un argument classiquement avancé. Par analogie : une famille française bon teint accepterait-elle de recevoir des amis qui fumeraient un joint à la fin du repas ?
Argument social. Même si l’hôte n’y voit pas grand mal il pourra refuser par peur du « qu’en dira-t-on » du voisinage, de la famille. «Ils reçoivent des gens qui boivent. Une bonne maison est celle où l’on respecte les préceptes.» Cet argument a évidemment beaucoup de poids dans les sociétés traditionnelles où la pression sociale est forte, l’anonymat rare.

Pour autant l’hôte qui refuse que l’alcool soit introduit dans sa maison participera souvent sans rechigner à un cocktail dans un cadre professionnel et ne refusera pas de déjeuner dans un restaurant où l’on sert de l’alcool. La nécessité sociale fait alors loi. A l’opposé le rigoriste fera tout pour éviter que cette situation ne se présente en sélectionnant ses relations, en affichant ostensiblement sa croyance par exemple.

Justification de l’acceptation
Argument religieux par défaut. Si rien ne l’interdit pourquoi le refuser. Il invoquera la sourate : 2-256 [Point de contrainte en religion] et la tradition historique de cohabitation harmonieuse des religions.
Argument social. La même pression sociale qui fait refuser peut dans un autre contexte être source d’acceptation. L’hôte peut voir cette bouteille d’un mauvais oeil mais la peur de passer pour rétrograde, d’être stigmatisé lui impose d’accepter. Tout le monde a vécu – consciemment ou non – de telles situations, enfant comme adulte. L’exemple donné par d’autres musulmans, voire la famille est également déterminant.

Dans le même ordre d’idée, on peut noter que les arguments fournis par l’hôte à son invité peuvent différer de ceux qui l’ont conduit à prendre sa décision, dans un souci de ne pas heurter ou de ne pas avoir à se répandre en explications. Là encore rien de plus classique dans le comportement humain. Il pensera pureté, mais objectera le mauvais exemple donné aux enfants argument plus facile à partager.

En matière de religion, la morale est aussi affaire de curseur. Certains ne voient pas d’incompatibilité entre le fait de boire modérément et d’être musulman alors que d’autres fuiront tout alcool et traiteront de mauvais musulman quiconque n’a pas une application rigoriste des textes. L’attitude évolue avec le temps et l’espace. Et si la morale se raidit aujourd’hui, les exemples historiques de consommation d’alcool par des musulmans (du prince au manant, en passant par les soufis) sont connus.
Ces dernières années des forums francophones fleurissent sur Internet pour traiter du licite et de l’illicite (le don d’organe, les vinaigre, les gauchers…) La plupart ont une attitude rigoriste sans que celà représente le point de vue de la majorité des musulmans de France.

Pour conclure de manière pratique, si l’hôte musulman ne boit pas il sera généralement sensible au fait que son invité s’abstienne de boire du vin dans sa maison. Quelles que soient ses préventions, il y verra une marque de respect. Le plus simple si l’on connaît mal son hôte est de lui demander l’autorisation et de décider ensuite. La question n’est pas taboue, elle devrait même rester anodine. On est face à des choses très simples de morale individuelle en société mais qui, au prisme de l’actualité, a pris des proportions menaçantes.


(*) 4 sourates du Coran ont interdit progressivement la consommation d’alcool. 2.219, 4.43, 5 90 et 5.91 la plus coercitive : « Par le vin et le jeu [d’argent] Satan désire exciter entre vous l’inimitié et la haine et vous éloigner du souvenir de Dieu et de la prière. Ne vous en abstiendrez-vous donc pas ? »
Citons également Maxime Rodinson. Historien des religions, auteur d’une biographie de Mahomet. « Aucune religion n’est totalement pacifique ou totalement belliqueuse. On trouve dans le Coran des sourates qui prônent l’amour, d’autres, la violence. Les prédicateurs citent tel passage du Coran ou tel autre, suivant leurs préférences et les besoins du moment. Le texte comprend des choses tout à fait contradictoires. Parmi les versets les plus anciens du Coran, il est indiqué par exemple que l’on peut boire du vin, d’autres, à la suite, l’interdisent. C’est pourquoi les ouvrages classiques musulmans ont élaboré la doctrine dite de l’ « abrogeant et de l’abrogé ». Il y a contradiction ? C’est que Dieu a changé d’avis. »
(**) je préfère le terme compromis à bricolage utilisé par certains sociologues.