Juin 092007
 

Jakarta, Kampung urbain (c) Yves Traynard 2007La brève incursion dans un kampung hier me fait revenir sur les conditions de visite de quartiers pauvres. J’ai découvert grâce à internet une étrange forme de tourisme baptisée Reality Tourism.
Le concept n’est défini clairement nulle part mais les deux exemples qui utilisent cette appellation parlent d’eux-mêmes. Le premier propose une découverte du slum de Bombay, le second une favela de Rio.
On comprend d’emblée que ce tourisme là vous emmène délibérément et exclusivement sur les plaies de la planète. Pour du tourisme au présent, c’en est effectivement si l’on s’en tient au contenu ; accès à des réalités contemporaines, significatives tant en importance qu’en sens. L’habitat précaire représente en effet environ la moitié de l’habitat urbain de la planète (cf. mon article …). La forme de ce tourisme, elle, interpelle. Le terme reality qui sonne trop comme le reality show exhibitionniste de nos TV pousserait à condamner immédiatement et sans appel une telle forme de tourisme. On imagine des cars de touristes débarquant appareil photo en bandoulière faisant de la misère humaine un spectacle distrayant comme un autre. C’est sans doute réagir un peu vite.

Il me parait intéressant de se demander ce qui nous choque dans cette attitude.

  1. L’actualité nous présente chaque jour jusqu’à plus soif les plaies du monde. Spectacle distrayant ? Devons-nous éteindre nos téléviseurs ?
  2. Faut-il rappeler que ce n’est pas parce que l’on ne voit pas une réalité qu’elle n’existe pas ! Au contraire, sans prise de conscience elle risque fort de s’aggraver.
  3. Quel est le risque d’un contact direct «nanti»/«pauvre» ? De quoi avons-nous peur ? De susciter la jalousie ? N’est-ce pas mépriser ces populations que de penser qu’elles fonctionnent sur ce seul ressort ? Sommes-nous jaloux de plus riches que nous ?
  4. Le malaise n’est-il pas plutôt dans l’oeil de celui qui voit et se trouve impuissant à agir ?
  5. Vit-on plus mal dans un bidonville que dans un modeste village de brousse que l’on traversera sans préjugés («oh les jolies cases !») alors que les conditions de vie peuvent y être plus difficiles encore qu’en ville (accès aux soins, éducation, eau, électricité…)
  6. Quelle représentation avons-nous des bidonvilles ? La réalité couvre des situations très diverses. Est-il raisonnable de rester sur une image globale et misérabiliste ?
  7. Une visite sur place peut-elle aider à mieux comprendre la nature des problématiques et donc d’agir de manière plus efficace ? Peut-elle inciter les nantis «locaux» à agir ?
  8. Rencontrer les populations n’est-ce pas les aider à sortir de leur statut de paria dans lequel on les enferme, leur reconnaître un visage humain, leur accorder un futur ? Venir de si loin et ne voir que des paysages et des monuments, n’est-ce pas le mépris suprême des populations ?

Toutes ces interrogations me font dire qu’un voyage au présent ne doit pas refuser de voir cette réalité là en se réfugiant derrière une morale de circonstance. Il serait aberrant de visiter Rio sans s’intéresser aux favelas.
On peut l’observer à distance et la commenter, mais une visite est certainement plus parlante. Néanmoins, si elle doit avoir lieu, celle-ci doit être soumise à des conditions strictes qu’il conviendrait d’édicter. Quelques propositions :

  1. L’organisation de la visite doit reposer sur des habitants reconnus et représentatifs de la zone concernée. Ce sont eux qui présenteront leur réalité, parleront de leur vie et de leurs actions (associations, ONG, municipalité…)
  2. Le mobile de la visite doit être la compréhension, non le voyeurisme, ce qui signifie accorder une place primordiale au commentaire et à l’encadrement.
  3. La sécurité tant des visiteurs que des hôtes ne doit pas être compromise par la visite. La population doit y être favorable et se doit d’être informée.
  4. La visite n’a d’intérêt que si le «phénomène» est significatif pour la compréhension du pays
  5. On s’interdira impérativement de visiter les situations d’urgence : carence alimentaire, camps de réfugiés ou sinistrés de fraîche date qui mettrait en péril les actions en cours.
  6. Plus qu’ailleurs on attachera un soin particulier au respect de l’intimité s’agissant de personne et d’habitat privé (intrusion, tenue, photo…). On limitera les groupes à un nombre restreint de participants.

Qu’est-ce qui pourrait motiver des communautés de résidents à ouvrir leur porte ? La publicité de leur situation, la reconnaissance nationale et internationale, voire l’espoir que la prise de conscience du visiteur se transforme en engagement. Mettre des mots sur sa propre existence est certainement porteur de prise de conscience.

Ce qui est vu classé, identifié comme pauvreté n’est pas perçu forcément comme tel par l’habitant quand le phénomène concerne une banlieue de plusieurs millions de personnes. A Maputo, dans Canico, aux maisons en paille, en parpaing, personne ne s’offusque que l’on s’intéresse au sort de la population, au contraire.
Ce qui vaut pour les bidonvilles vaut plus généralement pour les banlieues du monde. Pas besoin d’aller si loin pour trouver application concrète.
Nos banlieues sensibles. Tout le monde en parle. Qui y a déjà mis les pieds s’il n’est pas lui-même résident ou y entretient des relations ?
Si la visite était organisée par des associations de quartier voire la Mairie ne permettrait-elle pas d’élever la qualité du débat ? De créer de la confiance, de l’écoute, de rompre l’isolement et la défiance ?
Autres exemples. On peut se tromper sur la nature du problème.
En 1987 je visitais SOWETO dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. A l’époque personne n’aurait crié au scandale. C’était un acte de solidarité. J’étais surpris de découvrir non un bidonville mais une sorte de cité ouvrière plantée de pavillons. Le scandale n’était pas le logement lui-même mais la ségrégation. Mon dégoût pour l’apartheid ne s’en est pas trouvée diminuée pour autant. Aujourd’hui on visite toujours SOWETO, mais pour le pavillon Mendela. On est déjà dans le voyage au passé !
Dernier exemple. En «Visitant» un camp palestinien en Syrie, en Jordanie ou au Liban on est surpris de trouver des logements en dur et non des toiles de tente ainsi que beaucoup l’imaginent. Ca change pas forcément la question mais la replace dans sa vraie sphère, pas celle de l’humanitaire mais du droit, de l’intégration/exclusion du pays d’accueil, des restrictions au voyage, du droit au retour même symbolique plus que les conditions d’habitat qui peuvent être parfois supérieures à celles de la population locale (à nuancer selon les pays évidemment, ce qui vaut pour la Syrie ne vaut pas forcément pour le Liban).
Ces quelques exemples montrent à quel point la réalité ne peut se passer de nuances et que la meilleure façon de dépasser ses représentations erronées est de se confronter à la réalité. La question – visiter ou ne pas visiter – est sensible et la réponse dépend éminemment du contexte. Rappelons par ailleurs que le tourisme au présent que je défends est loin de se limiter à la visite de banlieues précaires !