Mar 112010
 
Lorsque à 45 ans, j’ai quitté mon dernier « vrai employeur », un boulot passionnant, bien payé et reconnu, je n’ai pas renoncé à une carrière plutôt bien menée sur un coup de tête ou une colère. Ceux qui me connaissent savent non seulement que ce n’est pas mon tempérament, mais à quel point mon projet de nouvelle vie a été préparé avec soin. Ce projet n’était pas non plus de se la couler douce au soleil tropical ; je porte, comme beaucoup de ma génération, ce triste atavisme du travail comme vertu cardinale et je m’ennuie à la plage. Parmi les nombreux motifs de ce changement de cap radical, outre le sentiment désagréable de ne plus rien apprendre de fondamental au travail, il y avait, au cœur, la passion du voyage. Passion qui me poussait à accumuler précieusement mes RTT, à jouer avec les jours fériés et les ponts, à économiser chaque jour de congés pour m’offrir deux fois par an une escapade de quatre semaines dans quelque recoin du monde. Il y eut même une année sabbatique. Mais rien n’y fit. Prisonnier du triste destin de « congétiste », ces sauts brutaux dans l’espace planétaire, ces voyages parenthèse, ne faisaient qu’accroitre ma frustration. Frustration de la durée, frustration des rencontres impossibles, frustration des itinéraires balisés plus que angoisse du retour d’ailleurs. Lorsque j’annonçais ma décision de reprendre la fac pour un master en humanitaire, certains de mes collègues parlèrent de courage voire d’inconscience, là où il n’y avait finalement que nécessité. Je pense ne pas être fondamentalement différent des autres. Chacun négocie son chemin comme il peut, dans ce mélange de désirs frustrés, de quête de sens, d’élévation prétentieuse et d’opportunité bien sûr. Et j’admire ces familles à la vie réglée qui élèvent patiemment leurs enfants, les éveillent à la vie. Pour moi, le vrai courage, celui de la constance dans l’effort, de l’abnégation au quotidien est plutôt là.
En quatre ans, j’ai multiplié les expériences. Sahel, Mozambique, Égypte, Turquie, Asie du sud-est. J’ai beaucoup déconstruit aussi sur l’humanitaire, sur le développement, le tourisme, l’universalisme, les imaginaires et leur confrontation aux réalités. Ce blog révèle les blessures de ce débat, loin d’être clos.
Paris, rue de Belleville (c) Yves Traynard 2010A la veille de mes cinquante ans, le projet d’enseignement en Chine arrivait à point nommé. Il répondait d’abord à mon besoin de légitimité en voyage, la position d’humanitaire ne me satisfaisant guère plus que celle de touriste. Là, une université chinoise me demandait, de son plein gré, de venir enseigner sur son sol la culture et la société de mon pays auprès d’un public d’étudiants francophones. Et, gage d’une exigence autonome, elle me paierait pour cela. J’allais donc avoir une bonne raison d’être sur place, comme un Chinois moyen et de m’insérer au tissu économique, social de ce pays, avec un « vrai » travail, de « vrais » collègues. Le contact d’étudiants parlant ma langue s’annonçait pour le moins tonique et autoriserait la rencontre et l’échange si superficiels en voyage. La durée du contrat, un semestre voire un an, me permettrait aussi de valider mon autre exigence baladeuse, celle de profondeur.
Pourquoi la Chine ? Passionné par les questions de développement économique, je ne pouvais plus ignorer ce pays émergent, à la croissance historique, et parce que, familier de pays honnis (Syrie, Iran, Libye, Afghanistan…), je connais bien le fossé qui existe, entre les représentations mentales que l’on peut se faire d’une contrée à travers l’actualité et les réalités locales. Bien sûr, le fait que ce pays soit non seulement le plus peuplé au monde, mais présenté comme un futur grand qui va marquer mes cinquante prochaines années (!) ne pouvait qu’attiser mon appétit de découverte.

Voilà quelques raisons qui expliquent mon séjour en Chine. Il en existe d’autres heureusement moins raisonnées qui me disent que le débat entre hasard et prédestination n’est pas définitivement clos. Encore que, ma rencontre avec Marie-Claire, l’enseignante qui m’a précédé à mon poste et m’a confié le contact de l’université ne soit pas un pur hasard, mais le résultat d’un incroyable enchainement de circonstances : la présence chinoise à Belleville, mon bénévolat auprès d’une association de Chinois du quartier, mon apprentissage de rudiments de mandarin pour être à l’aise avec mes étudiants parisiens, ma rencontre avec la providentielle Marie-Claire lors d’une conférence donnée par mon prof de chinois, ouf !
Certains, à l’annonce de mon départ pour l’Empire du milieu, n’ont pas manqué de relever l’incohérence apparente de ce nouveau parcours. Où l’Étudiant solidaire plaçait-il la solidarité dans ce nouveau projet ? De mon point de vue, les souffrances du monde sont loin d’être uniquement économiques, la solidarité ce n’est pas seulement la mission humanitaire à court-terme, le chèque avec crédit d’impôt. La souffrance que s’inflige le monde est aussi liée à la pauvreté humaine des échanges, aux incompréhensions, aux préjugés, à la méconnaissance, au repli frileux. Enseigner sa langue, se confronter à l’autre, partager son expérience du monde me semble pas un moindre témoignage de solidarité que de jouer au french doctor. Comme l’écrivait Paul Ricoeur : « La charité n’est pas forcément là où elle s’exhibe ; elle est aussi cachée dans l’humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale… »(*)
Si demain, nous souhaitons comprendre et être compris des nouveaux géants de la scène internationale – qui, n’en doutons pas, influeront nos conduites – il faut dès aujourd’hui poursuivre le rapprochement des peuples en répondant avec optimisme et enthousiasme à leur curiosité qui ne devrait que nous réjouir et nous inspirer.

(*) Histoire et vérité, Paul Ricoeur‎, 1964, p.110.


Pour citer cet article (format MLA) : Traynard, Yves. « Bilan 1 : pourquoi la Chine ? ». ytraynard.fr 2024 [En ligne]. Page consultée en 2024. <https://www.ytraynard.fr/2010/03/bilan-1-pourquoi-la-chine/>

  2 Responses to “Bilan 1 : pourquoi la Chine ?”

  1. Yves, pour moi tu es un homme sans âge, de ceux dont on oublie de se demander quel âge ils ont pour ne retenir que l'incroyable justesse des réflexions, une certaine constance et une sorte de légèreté. S'il est des modèles à garder dans mon esprit de "jeune" voyageuse du monde et de la vie, alors je te garde toi sans aucun doute, bluffée par le recul que tu as toujours sur les situations, les choix de vie, les cycles du monde.
    Je partage l'avis de Marie-Claire, le hasard est infime dans nos choix, ou plutôt nous allons souvent au devant du hasard qui nous arrange. Et je partage aussi ton analyse, les "sédentaires" sont d'un courage admirable et nous qui choisissons des chemins de traverses sommes surement des déviants faibles, des inadaptés et inadaptables. Mais ces itinéraires bis sont des urgences, des aménagements nécessaires pour rester vivants.

  2. Le recul, la déconstruction oui, mais au détriment de l'action. Si tout s'explique, si tout se comprend, si tout s'analyse, reste-t-il une place pour l'action ? Parfois, je sens comme la naissance d'une paralysie dans ma réflexion, un refus du plaisir même. Je devrais méditer Henri Bergson plus souvent qui recommandait d'"agir en homme de pensée et [de] penser en homme d'action".
    Il y a une évidente complémentarité entre sédentaire et nomade. Chacun se nourrit d'un imaginaire de l'autre. Cette valorisation réciproque, est une façon de garder la cohérence d'une société et d'éviter la marginalisation de ses extrêmes. Hommes de théâtre, sages, clowns, troubadours et voyageurs à chacun sa place, à chacun son rôle. Le tourisme lui-même, rend cette opposition féconde. Il s'en nourrit, l'amplifie, et en habile alchimiste en tire de l'or.

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