Août 212009
 
Lemonde.fr produit régulièrement des chats avec des intellectuels français. Ceux de Bertrand Badie, professeur à Sciences Po, sont toujours éclairants et celui d’aujourd’hui ne fait pas exception(*). Il y a chez ce spécialiste des relations internationales une volonté de dépasser le dogme moral au nom de l’efficacité, qui ne peut être taxée pour autant de real politique. En particulier elle intègre le temps long des peuples et les ravages de la domination occidentale du monde.
Dans cette dernière livraison, j’ai noté tout particulièrement son appréciation sur l’universalisme de certains de nos principes, sa distance par rapport à l’imposition de la démocratie hic et nunc, la nécessaire acceptation de la diversité du contrat social des Etats qui composent le monde.

Extraits qui font mal à nos certitudes.

On ne peut pas intervenir chez l’autre en ignorant la volonté souveraine du peuple concerné et, plus profondément encore, le contrat social qui est à la base même de la viabilité de tout jeu politique.
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Ce début de millénaire nous apprend à reconsidérer notre grammaire internationale en fonction de cette nécessaire conciliation : comment intervenir chez l’autre tout en respectant la volonté souveraine de ceux qui composent la société affectée ? Certes, par exemple, l’instabilité en Afghanistan a des effets de plus en plus forts et de plus en plus directs sur les autres Etats de la région, et d’un certain point de vue, sur tous les Etats du monde. Mais envoyer des troupes pour transformer cette lutte contre l’instabilité en action militaire est d’autant plus absurde que les fondements mêmes de l’instabilité se trouvent dans les pathologies sociales qui frappent la société afghane.
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Peut-on promouvoir les vertus de la démocratie en considérant purement et simplement que celle-ci peut être imposée de l’extérieur et par tous les moyens ? Les déconvenues essuyées en Irak, mais aussi l’impuissance des Etats-Unis face à l’Iran, ou dans une moindre mesure au Venezuela et dans d’autres Etats d’Amérique latine, n’ont pu que faire évoluer les visions. Plus sensible que son prédécesseur au poids des sociétés et aux réalités nationales, voire culturelles, Barack Obama pouvait difficilement faire l’économie d’une telle considération.
D’autant que l’équation démocratique ne suffit pas à interpréter la réalité des processus : ce n’est pas parce qu’un Etat est privé de régime démocratique que la fibre nationale ne s’y exprime pas : bien au contraire, les leaders populistes savent parfaitement en jouer, recyclant à leur profit, et parfois de manière abusive, le jeu même du contrat social.
[…]
On a trop vite pensé que le modèle occidental de gouvernement représentatif pourrait être universalisé, alors qu’apparaissent ses faiblesses, alors même que le débat démocratique s’essouffle, voire disparaît, en Occident, alors que les manipulations médiatiques vont partout en se renforçant. L’Europe occidentale a inventé la démocratie représentative au XIXe siècle : elle n’a pas su l’adapter, l’approfondir et l’enrichir pour la rendre compatible avec les données nouvelles de la mondialisation. Plus encore, et nous touchons là à l’essentiel, la démocratie, quelle que soit sa forme, est impossible si elle n’est précédée par un Etat constitué, une nation construite, un contrat social réel et une société minimalement pacifiée.
Que valent dans ces conditions les élections d’hier en Irak et d’aujourd’hui en Afghanistan ? Que valaient celles qui se sont tenues dans les Balkans ou dans le Caucase au plus fort des guerres qui y régnaient et qui ne sont pas encore aujourd’hui totalement éteintes ? Le choix libre d’un peuple, l’expression de sa souveraineté, sont des pratiques qui relèvent d’une règle du jeu instituée et acceptée par ce peuple tout entier : sinon, il n’y a que mascarade. Et pire encore, risque de manipulation interne et surtout internationale.
[…]
C’est donc dans la dissolution du principe de polarité, dans le retour vers des idées simples (pluralité des jeux sociaux, prolifération des enjeux, inégalités économique, sociale et culturelle, question du développement, protection des biens communs de l’humanité) qu’il convient de reconstruire la mondialisation, pour s’apercevoir alors que le choix entre pro ou anti-américain devient totalement dérisoire.
[…]
Pourquoi voulez-vous que les sociétés du Sud soient incapables d’établir des contrats sociaux ? L’idée de contrat social se retrouve dans toutes les cultures et toutes les philosophies : monde musulman, monde chrétien, monde indien, monde chinois. Elle est directement liée à la définition du politique dans ce qu’elle a de plus universel et transculturel : l’invention de la cité a pour vocation d’organiser la coexistence d’individus différents. Simplement, les modalités changent d’une histoire à l’autre, d’une culture à l’autre, et le tout est d’être averti et respectueux de ces différences. La difficulté en réalité est de deux ordres : on ne s’est jamais posé, ni au Nord ni au Sud, la question de l’invention différenciée du politique pour se réfugier tout au plus dans le retour aux traditions et à l’âge d’or, ce qui ne peut en aucun cas préfigurer une solution durable.
L’autre problème est véritablement international : la diplomatie mondiale ne s’est jamais préoccupée de construire ce monde de la différence, du respect et de la coexistence. Elle repose toujours sur le même postulat oligarchique d’un monde gouverné selon les canons de l’histoire occidentale et selon la volonté de l’oligarchie qui l’incarne.
Ce jeu pouvait faire sens dans le contexte de la bipolarité et de la compétition entre, finalement, les deux vieilles idéologies occidentales rivales. Aujourd’hui, le décalage est complet par rapport aux enjeux, il faut donc sortir du discours oligarchique et rompre avec les universalités illusoires.


(*) Bertrand Badie : « Nous payons par des conflits l’absence d’un ‘new deal’ international », LEMONDE.FR, 21.08.09.
Quelques chats précédents :


Pour citer cet article (format MLA) : Traynard, Yves. « Du contrat social ». ytraynard.fr 2024 [En ligne]. Page consultée en 2024. <https://www.ytraynard.fr/2009/08/du-contrat-social/>

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