Août 172008
 

Bandiagara (c) Yves Traynard 2000Quelle rencontre « authentique » peut-on espérer entre touriste et population pauvre du Sud ? Jusqu’où peut aller le tourisme solidaire ? L’article de Nadège Chabloz paru dans le numéro d’Actes de décembre consacré au tourisme(*) apporte des éléments de première main pour aborder ces questions qui sont tout sauf triviales.
A l’issue d’une observation participante lors d’un séjour solidaire d' »immersion dans un village africain« (**) et d’enquêtes terrain au Burkina-Faso, l’anthropologue, décrypte la nature des interactions entre touristes et habitants. Pour le moins qu’on puisse dire, toutes les parties « malentendent » allègrement.
Les touristes se mentent à eux-mêmes sur l’authenticité de ce qu’ils voient pour préserver leur enchantement touristique, dérogent à la charte de « bonne solidarité » en faisant des dons individuels, en filmant et photographiant parfois plus qu’ils ne participent à la vie du village. Les hôtes prennent de lourdes commissions sur les achats, facturent des prestations hors forfait, inventent d' »authentiques » danses pour touristes, intégrent superficiellement les voyageurs au village, se font porter pales quand il s’agit d’animer des ateliers artisanaux.
Mais le malentendu le plus profond semble être celui lié aux conceptions divergentes du développement entre touristes, villageois et l’organisateur TDS. La propension commune des touristes à vouloir protéger à tout prix les villageois de la modernité se traduit ici par des « pas de télé pour eux«  et « qu’ils jouent avec leur bout de bois au lieu de s’amuser avec des souris (jeux vidéo, ordinateurs). Ce n’est pas sûr qu’ils sachent gérer, avec leur mentalité de grands gamins, ils sont adeptes de la facilité« … Il n’y a d’ailleurs pas besoin d’aller sur place pour recueillir des propos identiques teintés de paternalisme, essentialisme voire racisme.

Bandiagara (c) Yves Traynard 2000Mais là, au cœur d’une relation qu’il faut bien qualifier de marchande, on atteint un comble : j’ai l’impression d’entendre des agents du FMI posant des conditionnalités au renflouement d’un Etat (posture que j’avais déjà relevée en 2007 lors de Equitexpo). Moi, simple touriste de passage, je t’interdis d’utiliser comme tu l’entends l’argent que tu gagnes à la sueur de ton front. Etonnante illustration du pouvoir que procure l’argent du plus riche sur celui qui en a terriblement besoin. La solidarité ainsi réalisée vire à un (post-)colonialisme économique, moral, culturel. Un comble pour du tourisme solidaire qui tente de se faire le chantre de l’anti-libéralisme. A ce propos, les organismes de tourisme solidaire partagent en effet avec de nombreuses ONG une idéologie du développement que je qualifierais de « collectiviste » dont les ratés sont eux-mêmes cause de malentendus. L’article décrit des hôtes burkinabés qui n’ont qu’un espoir, celui de trouver de l’argent pour financer des projets individuels alors que le développement est ici envisagé sur le principe exclusif d’une société édenique totalement égalitaire et collectivisée ! Avec son idéologie et ses discours l’organisateur est ainsi la troisième source de malentendus.
Si, et c’est vrai, toute relation humaine se nourrit de malentendus, Nadège Chabloz indique qu’ils sont ici peu porteurs de connaissance faute de confrontation(***). D’autant que l’organisateur – juge et parti, puisqu’il finance des projets au village avec l’argent des touristes – peut difficilement tenir un discours critique sur le développement.
Au final l’accumulation de malentendus engendre la frustration et le voyage a un goût amer pour tous les acteurs. A la lecture de l’article on se dit, qu’à choisir, on préfèrerait une danse clairement tarifée et estampillée « création folklorique » à un faux « authentique » ; qu’un hébergement sommaire mais de type hôtelier qui ferait vivre directement une ou deux familles du village serait préférable à un collectivisme imposé et déficient. Libre aux habitants de réguler les inégalités et la présence d’étrangers sur leur sol dans le cadre ordinaire de leurs rapports sociaux, même s’ils ne répondent pas aux critères occidentaux. Et si l’hôtelier veut acheter une télé ou un ordinateur qu’il se l’achète. Vouloir faire passer du commerce pour de l’hospitalité, imposer des formes d’organisations économique, sociale et politique dans une société qui n’est pas la notre quand il existe d’aussi grandes inégalités entre « partenaires » a toute les chances de conduire aux malentendus et pire à l’inadéquation à la non-durabilité du développement. Faut-il rappeler encore Gilles Deleuze ? Le rêve est une terrible volonté de puissance […] Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu.

Le tourisme – même solidaire – reste une invention du Nord un rêve fécond en imaginaires et en projections de toutes natures. Le risque est grand de transformer le Sud en terrain de jeu, d’expérimentation de nos propres frustrations de « modernes ».

Pourtant le tourisme solidaire, comme sensibilisation aux inégalités du monde et aux questions de développement, comme dénonciation des graves errements du tourisme de masse est en soit une démarche louable. Qu’il s’attèle dans la foulée à vouloir transformer la société d’accueil pour qu’elle corresponde à l’image que s’en font les touristes… je dis danger.
Que le voyage permette d’abord de comprendre, ce sera beaucoup. Qu’on ose aborder des thèmes ignorés du tourisme culturel, très bien, qu’on sorte du folklore, excellent. Que des temps d’échanges formels – animés avec compétence – soient organisés pour ceux qui souhaitent aller plus loin, pour débattre d’égal à égal de nos conceptions du monde, de ce qui nous réunit ou nous oppose, sur la pauvreté au Sud comme sur le malaise de nos sociétés occidentales, voire sur les moyens de bâtir un monde plus juste, excellent ! Mais surement pas sur le mode donneur de leçons avec récompense si tu te plies à ma vision de ton monde.
Et puis il faut ranger ce biais culturel qui voit un mal en tout échange monétaire. Une relation marchande est surement plus « authentique » – au sens de son exactitude et de sa sincérité – qu’une relation pseudo-amicale entre hôte et touriste, et rien n’empêche de passer d’une relation marchande à amicale, sauf peut-être dans nos sociétés où l’étanchéité des registres
est handicapante(****). Il ne faut pas se leurrer, les malentendus persisteront tant que les termes de l’échange global – pas simplement sur le plan touristique donc – entre le Nord et le Sud demeureront foncièrement inéquitables. Il y a même un risque qu’en diluant cette injustice dans l’enchantement touristique on ne la fasse que perdurer.


(*) Le malentendu. Les rencontres paradoxales du ‘tourisme solidaire’, Nadège Chabloz, Les Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Paris, décembre 2007, n°170. p.32-34. Résumé :
Le tourisme dit « solidaire » promet une rencontre « authentique » entre touristes et villageois visités. Les observations réalisées dans un village du Burkina Faso qui accueille des touristes français ont permis d’analyser la nature des interactions entre des touristes et des habitants. Cette rencontre est largement basée sur des « malentendus », qui proviennent majoritairement de la méconnaissance réciproque, et qui se trouvent renforcés par les idéologies et les discours liés au tourisme. Cet article montre comment l’« illusion » de la rencontre est construite et instrumentalisée par l’association de « tourisme solidaire », mais également par les villageois et par les touristes eux-mêmes.
(**) Selon les propres termes de l’organisateur TDS.
(***) Du même auteur voir l’article détaillant la réunion de bilan du séjour : Solidarity tourism: the misunderstandings of the meeting between some French tourists and Burkina Faso inhabitants.
(****) voir à ce propos, dans la même revue Actes, la question de l’euphémisation des rapports marchands dans le tourisme rural en France : Recevoir le touriste en ami. La mise en scène de l’accueil marchand en chambres d’hôtes. Christophe Giraud.
L’enchantement du monde touristique. C’est sous cet angle que la revue Actes c’est penchée sur les « Nouvelles(?) frontières du tourisme. »(*) Dans son numéro de décembre 2007 elle investigue la relation paradoxale entre l’économie marchande et le tourisme, vu comme relation enchantée au monde social. La revue traque l’ « euphémisation des rapports marchands et des relations de dominations » aussi bien du côté de la chambre d’hôte en Charente que du tourisme solidaire au Burkina-Faso ou humanitaire à Calcutta. C’est pourtant sur ce monde fait d’ambiguïtés, de faux semblants, rarement bien assumés par les acteurs que repose l’essentiel de l’imaginaire du tourisme. Ce numéro analyse également l’échec de Tourisme & Travail dans son projet d’offrir par le voyage une éducation populaire et une prise de conscience politique. De riches enseignements pour un tourisme qui se voudrait du Réel.