Sep 122009
 

On lit un peu partout qu'en mandarin, les mots crise et opportunité seraient d'une seule et même fibre et on en tire de vastes enseignements. Je ne suis pas étymologiste encore moins sinologue ou sinophone. Mais voici quelques indications qui contredisent cette assertion. Crise s'écrit en chinois 危机, en pinyin wei ji (wēi jī). Comme bien souvent en chinois, les noms communs sont composés de deux caractères. Dans mon petit dictionnaire, très insuffisant pour mener l'enquête il est vrai, le premier caractère wei (危) a le sens de danger. Le second caractère ji (机) a plusieurs sens :
   1. machine
   2. avion
   3. occasion / chance

En éliminant raisonnablement les deux premiers sens, le mot "crise" en chinois serait donc la juxtaposition des caractères danger et occasion/chance. Ce mot n'est pas un polysème qui signifierait également "opportunité", ce dernier mot s'écrivant différemment. Seule une forme du mot opportunité comporte le même sinogramme chance, aucune ne comporte le sinogramme danger. Revenons donc au mot crise. Comment interpréter cette juxtaposition ? L'ordre chinois des caractères est déterminant d'abord, déterminé ensuite. A cette lumière, le mot crise signifierait occasion (chance au sens anglais) d'un danger, en clair la survenance, l'occurrence d'un danger, mais aucunement le danger transformé en chance par une opération de positive-thinking spécifiquement asiatique.
La métaphore est jolie mais, bien que largement colportée, elle ne résiste pas à l'analyse linguistique. Elle semble faire partie de ces "belles histoires" qui se propagent dans les séminaires de politique, management, psychologie… comme le signale le Washington Post après un discours de Condoleezza Rice au Proche-Orient(*).
"Victor H. Mair, a professor of Chinese at the University of Pennsylvania, has written on the Web site http://pinyin.info, a guide to the Chinese language, that "a whole industry of pundits and therapists has grown up around this one grossly inaccurate formulation." He said the character "ji" actually means "incipient moment" or a "crucial point." Thus, he said, a wei-ji " is indeed a genuine crisis, a dangerous moment, a time when things start to go awry."" (**) 
Ce qui est intéressant dans cette histoire, c'est que la métaphore proposée est d'autant plus crédible qu'elle est conforme aux stéréotypes que l'on a des Chinois. On les imagine volontiers non seulement comme des êtres indifférents à l'adversité, mais capable d’en profiter. Pourtant, si la Chine sort renforcée sur la scène internationale à l'issue de cette dernière crise (ça reste à prouver) ce sera probablement plus pour des raisons liées à l'affaiblissement de ses concurrents que par une quelconque prédisposition culturelle – que traduirait sa langue – à transformer toute crise en opportunité.


(*) Rice Highlights Opportunities After Setbacks On Mideast Trip, By Glenn Kessler, Washington Post Staff Writer, 19 janvier 2007.
(**) Pour une démonstration bien plus rigoureuse et savante que la mienne : Danger + opportunity crisis : How a misunderstanding about Chinese characters has led many astray, Pinyin.info.