Août 032007
 


We feed the world(*) est un documentaire choc sur l’alimentation mondiale. Dès les premières images, la formule tranchante de Jean Ziegler(**) vous assène un premier coup : « l’agriculture mondiale peut, à l’heure actuelle, nourrir sans problème 12 milliards d’individus. Autrement dit chaque enfant qui aujourd’hui meurt de faim, est en fait assassiné.» Pour convaincre la caméra nous entraîne en Autriche, en Bretagne, en Roumanie, dans la région du Nordeste brésilien, à Almeria, pour traquer les paradoxes de cette alimentation qui affame. Le maïs transformé en combustible, l’Union Européenne mettant à genou les derniers pêcheurs traditionnels, des légumes trop beaux pour être honnêtement cultivés, des poulets qui dévorent indirectement la forêt vierge, de pauvres immigrés africains affamant l’Afrique, avec cette question lancinante «est-ce vraiment ce que nous voulons ? » Le film s’achève sur une visite qui vous dégoûte pour quelques semaines, si ce n’est à vie, de manger du poulet industriel. Le directeur général de Nestlé, le plus grand groupe alimentaire mondial, fait sans surprise l’apologie du progrès avec suffisance et arrogance. Plus révélateur de nos propres lâchetés le directeur d’une usine de semences hybrides nous décrit par le menu les effets pervers de son entreprise et sa nostalgie pour les productions d’antan avant de conclure : « dans le travail j’exécute fidèlement les ordres de Pionneer, mais là je donne mon opinion personnelle ». Une attitude qui nous ressemble trop.

On ne pouvait trouver mieux que ce film pour illustrer la modeste exposition sur le documentaire qui se tient au rez-de-chaussée de la BPI(***). Extraits. Toute ressemblance avec ma réflexion sur le voyage au présent n’est évidemment pas fortuite.

Du positionnement du documentaire
« Le documentaire est le premier mouvement du cinéma. Il commence avec le regard que l’on porte sur le monde autour de soi. […] Le documentaire s’oppose à la télévision, aux actualités et au reportage, à l’illusion que le monde peut être montré directement, de façon prétendument transparente.
Il est un cinéma du présent et de la présence ; le cinéma du monde qui change ; un cinéma qui sait qu’une image n’est pas ce qu’elle représente, mais la manière de le montrer.
[…] un film n’est pas une réponse, mais une question qu’un cinéaste pose quant au monde qu’il habite, ici et maintenant. »

Du documentaire ethnographique
[La] curiosité pour les autres peuples est paradoxale. Elle est de longue date associée au commerce, puis à l’esclavage et au colonialisme, et souvent empreinte d’un exotisme superficiel, comme aujourd’hui le tourisme. Mais elle est également liée à l’étonnante diversité des civilisations, des croyances, des us et coutumes, des langues, des pensées.
L’ethnologie, science d’observation, a trouvé dans le cinéma un outil privilégié. Elle a en outre retrouvé en lui un problème familier : nous regardons toujours l’autre à partir de ce que nous sommes, ou encore, c’est à partir d’ « ici et maintenant » que nous regardons un « ailleurs ».

Du cinéma militant
Ce cinéma épris de vérité est conduit à interroger la notion même de réalité. D’une part, en choisissant de montrer ce que les représentations officielles recouvrent – ce que jadis on appelait la propagande et que l’on nomme aujourd’hui « communication » – et de donner une image et une parole à ceux qui n’en ont pas. A cet égard les films se présentent comme des contre-champs salutaires aux clichés.
D’autre part, en cherchant à passer derrière la simple collection des faits pour essayer de ressaisir quelle logique est à l’œuvre derrière les soubresauts de l’Histoire. C’est dire aussi que la réalité ne se réduit pas à ces crises, à des images chocs, mais qu’elle donne à voir et à comprendre à partir d’un effort d’association, de rapprochement de ce qui est apparemment éloigné, autrement dit d’un geste de montage.
[…] il est animé également par le questionnement inquiet de la façon dont la réalité s’abîme dans la violence dès lors qu’elle perd sa part d’utopie.
[Les documentaires] sont animés d’une passion pour les hommes qui relève aussi bien d’une révolte contre les absurdités de l’ordre économique que d’un sentiment du sacré à l’égard de toute vie.

De l’absence de représentation du travail à l’écran
De toutes les activités humaines, le travail est paradoxalement le moins visible alors qu’il est au centre de nos vies. Pourtant, le travail est un grand geste de transformation du monde, le cœur de l’organisation économique d’un pays, la base de l’emploi du temps, la clé de notre position sociale, bref, un enjeu sensible de choix politiques. Regarder le travail permet de comprendre comment les activités humaines sont liées entre elles.


(*) We feed the world (le marché de la faim). Autriche. Réal. Erwin Wagenhofer.
(**) Jean ziegler, rapporteur spécial (et très controversé) de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU pour le droit à l’alimentation. Interview par Daniel Mermet.
(***) Exposition : Regards documentaires. Jusqu’au 16 septembre. 12h-22h. Galerie Rambuteau – Niveau 1. Entrée libre. Très beaux textes de Jean Breschand.


Pour citer cet article (format MLA) : Traynard, Yves. « We feed the world ». ytraynard.fr 2024 [En ligne]. Page consultée en 2024. <https://www.ytraynard.fr/2007/08/we-feed-the-world/>

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