Déc 022008
 
Il est toujours stimulant quand on anime un blog de recevoir du courrier et plus encore d’y répondre. J’ai reçu avant-hier une intéressante question d’un étudiant sur les perspectives du tourisme alternatif. Voici ma réponse.

Pierre,

Vous me posez une question de prospective sur le tourisme. Vous dîtes : « allier le tourisme à des causes humanitaire, dans le but d’améliorer (du mieux que possible) les conditions de vie de populations locales vivant souvent dans des conditions précaires, me séduit énormément et par là même m’incite à vous poser des questions sur l’avenir du tourisme: le tourisme de demain sera-t-il intelligent ? (opposé au tourisme de masse). Quels sont vos espérances sur le tourisme de demain; vos doutes; peut-on parler de changement du comportement touristique dans les prochaines années…? »

Je vous propose quelques éléments issus de ma réflexion.

Le tourisme de masse est considéré comme une nécessité par beaucoup de pays non seulement au Sud mais aussi au Nord y compris en France, premier récepteur de touristes internationaux. Intelligent ou pas il fournit devises, emploi, croissance, qui restent le credo économique de l’immense majorité des pays et des peuples du monde. Simple exemple : au Maroc le tourisme (directement et indirectement) représente près de 17% de l’emploi. Dans l’esprit des décideurs moins il est intelligent plus il rapporte car il permet sa maîtrise et son industrialisation. Conséquence : les formes de tourisme évolueront lentement, d’autant plus lentement que de lourds investissements continuent d’être réalisés et qu’il faudra bien les amortir.

Le volume de tourisme devrait augmenter encore massivement. L’OMT prévoit 1,6 milliards d’arrivées annuelles à l’horizon 2020 (contre 900 millions en 2007), avec un fort développement de nouveaux touristes originaires de pays émergents (Asie, Amérique). Ces nouveaux touristes, souvent frustrés d’années de sédentarité, sont friands des formes les plus massives du tourisme (cf. le tourisme des pays de l’Est en mer Rouge). Conséquence : la massification continuera massivement, même si le tourisme se fait régional voire local pour des questions de coût de carburant.

Le touriste (« riche », « occidental ») transformé en sauveur du monde je n’y crois pas pour au moins quatre raisons.
  • « psychologique » : une telle forme de tourisme, si elle se développait massivement, placerait les États et leur population dans un état de sujétion. L’ingérence a ses limites. Le développement ne peut s’envisager que si la population concernée en est le moteur et non un simple jouet du spectacle touristique(8).
  • économique : son coût de revient est totalement disproportionné par rapport à ses effets. Je suis toujours étonné de l’investissement en énergie et en moyens, de petites ONG nées d’une rencontre de voyage par rapport à leurs résultats sur la réduction de la pauvreté. Comble de ridicule, j’ai découvert récemment une agence de voyage qui proposait aux touristes le matin de planter des arbres, l’après-midi de se baigner. Ça se déroulait non dans les Alpilles mais… au Zimbabwe où pourtant on ne manque pas de main-d’œuvre locale au chômage ! Que de temps perdu, d’argent gaspillé, de CO2 dispersé e de malentendus ! Je crois plus à la prise en charge du développement par les États eux-mêmes, soutenus par une Aide Publique internationale (APD) de pays mieux lotis ou par des investissements privés étrangers seuls à même de gérer de gros volumes (infrastructures routières, hôpitaux, écoles, système bancaire, usines…) et d’en redistribuer équitablement les retombées.
  • socioéconomique : les pays – y compris le Pérou d’où vous revenez – dispose désormais de classes sociales intermédiaires, moyennes, capables de prendre en charge localement les difficultés sociales de leurs concitoyens, beaucoup mieux que les étrangers de passage et à bien meilleur coût. Par exemple sur la question des enfant de rue, la vraie aide étrangère pertinente me semble être celle du savoir par l’échange d’expérience entre animateurs spécialisés de pays différents.
  • politique : les inégalités du monde sont profondes, durables, leurs enjeux appellent des réponses politiques, structurelles et non d’appoint.
Une simple illustration de mes propos. Que dirait-on si débarquaient sur notre sol des touristes chinois (au hasard !) décidés à guérir la fracture sociale de nos banlieues au mépris de tout dispositif national et des emplois d’animateurs locaux, roulant en 4×4 luxueux, dormant dans les meilleurs hôtels, visitant Paris le matin, ne parlant pas notre langue, s’investissant deux semaines au plus dans des projets sociaux et rentrant en Chine après avoir payé leur voyage plusieurs années de RMI ?

Je suis même, pour ma part, inquiet du développement de certaines formes de tourisme (« humanitaire », « solidaire »…) qui poussent à la mise en tourisme de nouveaux territoires, toujours plus loin, toujours plus nombreux. Je suis plus inquiet encore des représentations qu’elles véhiculent qui, de l’avis d’anthropologues de terrain, ne valent guère mieux que celles des touristes « massifs » qui bronzent « idiots » dans les enceintes des clubs (1). Elles ne se conçoivent que comme élitistes, dans cet élan de distinction qui remonte à l’origine du tourisme (Juan les Pins contre Palavas les flots…), se considèrent hautement supérieures dans leurs valeurs, pour témoin les déboires de l’Arche de Zoé(5).
Le tourisme est d’abord une fiction, un enchantement du monde. Consultez guides et littérature de voyage pour apprécier le degré de cécité de ces ouvrages quant il s’agit de regarder le monde tel qu’il est (9)(7). Le tourisme par essence supporte mal de côtoyer la souffrance et ne peut que plonger cette dernière elle aussi dans un enchantement que résument les poncifs tels que « gais dans leur misère », « ils ne connaissent pas leur bonheur », « surtout pas de télé pour eux ça va les dénaturer »…(3) (4) (10)

Ce que je crois par contre c’est que le touriste sera de plus en plus interpellé dans son voyage par les réalités, du Sud en particulier. La phase de découverte du monde, de sa mise en représentation facile, en clichés, semble progressivement s’essouffler. On le voit à la nature des questions posées par les touristes lorsqu’ils voyagent et pas seulement par la jeune génération. Les tourismes vert, équitable responsable, solidaire, humanitaire… sont les symptômes de cette préoccupation plus que solution ou remède miracle aux injustices et aux fractures du monde. Ils ont permis – et en cela ces formes de voyage sont utiles – de faire émerger des questions et de les faire prendre en compte dans les politiques publiques d’aménagement touristique (pollution, épuisement des ressources, relation à la population et redistribution des revenus…). Mais ne rêvons pas, même si nous le regrettons, les touristes n’adhéreront massivement à de nouvelles formes de tourisme qu’à condition qu’elles préservent leur « pouvoir de voyager » ; les États ne mettront en œuvre de nouvelles politiques que si elles rapportent ; d’où l’engouement pour le concept de durabilité et la promptitude des TO classiques à singer le « tourisme autrement ».

Pour ma part ce que j’appelle de mes vœux c’est un « tourisme du Réel » où la seule intelligen
ce que je souhaite au touriste, c’est de profiter de son voyage pour s’interroger pacifiquement sur le monde tel qu’il est, sans être ni dans le folklore révolu, ni dans le déni du présent, ni dans le misérabilisme. Que le voyage soit (aussi) un moment où l’on se pose des questions sur le monde contemporain et où l’on y trouve des réponses, où l’on juge un peu moins et où l’on se débarrasse un peu de ses clichés(6), plus qu’un temps où l’on change le monde dans une catharsis sans lendemain. Pour cela il faut des programmes de voyage qui prennent en considération ces nouvelles attentes en matière de connaissance des sociétés et pas seulement des sacrosaintes « cultures » souvent datées, folklorisées, dévoyées(11). La confusion des genres proposée par le tourisme humanitaire (la connaissance et l’action militante immédiate) par contre ne me semble pas saine du tout(2).

Ce n’est évidemment que mon point de vue mais que je soutiens par une réflexion de longue haleine et une documentation dont vous retrouverez de nombreux éléments sur mon blog et dont je vous invite à prendre connaissance(*).

Espérant vous avoir donné un éclairage, n’hésitez pas à revenir vers moi sur ces questions et ne prenez pas mal mes coups de griffes sur les formes alternatives de tourisme dont je nie pas la sincérité généreuse et l’utilité mais comme prise de conscience seulement.

Je lirais avec grand plaisir votre mémoire, même (et surtout) si vous soutenez des thèses diamétralement opposées.

(*) Références :

  1. Tourisme solidaire, l’authentique malentendu
  2. Tourisme humanitaire ?
  3. Si vous êtes pris dans le rêve de l’autre…
  4. Entre passé et futur, les biais du tourisme rural
  5. Salon des Solidarités 2008 (sur l’Arche de Zoé)
  6. Cultures post-coloniales
  7. La déploration selon Camille de Toledo
  8. Derrière les évidences humanitaires
  9. Sciences sociales et humaines
  10. Ils sont gais dans leur misère
  11. Thrace orientale