Sep 292010
 

Parce qu’il témoigne d’un processus, le moule en dit parfois plus long sur l’objet moulé que l’objet lui-même. Itou pour le négatif en photographie argentique. C’est donc en creux, en précisant ce qu’elle n’est pas, que je tenterai de révéler l’exposition Depardon à la BNF(*).

  • Pas de confusion d’abord. Malgré le battage médiatique (un hors série Télérama, un encart dans le Point), ce n’est pas une rétrospective du maître, contrairement à celle d’André Kertész actuellement au Jeu de Paume(**). C’est préférable pour Depardon, parce que les rétrospectives ça sent souvent le sapin ! Non, le maître va bien je vous rassure, il faisait visiter les lieux à notre ministre de la Culture lors du vernissage ce soir(***),
  • Cette ambiguïté levée, relevons tout de suite que ce n’est pas non plus une exposition en noir et blanc. L’abonné au monochrome a fini cette fois par opter pour la couleur. Une couleur qui claque rarement, mais qui épouse la patine du monde réel et amplifie les surexpositions,
  • Ce n’est pas du classique 24*36 numérique, mais un travail « en chambre », du 20×25, format très inhabituel, qui offre un piqué extraordinaire. Les tirages à échelle et hauteur d’homme sont d’une perfection rare. Quand nos affiches de métro atteindront cette qualité formelle, je serai peut-être plus indulgent envers leur contenu débilitant,
  • Ce n’est pas un « sujet » classique, mais plutôt un inventaire. Un inventaire patiemment constitué sur cinq années, durant lesquelles Depardon a traversé la France, en solitaire, à bord d’un van. Résultat : 7 000 photos, 800 retenues, 280 au livre-catalogue, dont 36 seulement pour l’exposition,
  • Qu’on n’imagine pas qu’elles représentent toute la France pour autant. Depardon a préféré les marges aux nœuds du territoire. Il a fui les métropoles et leurs banlieues comme une peste sans pour autant trouver refuge dans la France rurale, sa « terre natale ». C’est donc la France de l’entre-deux, des petites villes, des gros bourgs et des « Grande-Rue », des ronds-points sévères, des Shopi de terrain vague, de l’urbanisme de sous-préfecture propret ou décrépi, du géranium au balcon, une bonne part de France profonde néanmoins,
  • On notera aussi l’absence totale d’industries et d’exploitations agricoles. La France de Depardon a définitivement basculé dans le tertiaire,
  • Parmi les devantures de commerces qui nous sont livrées, pas l’ombre d’une boucherie halal, d’un kebab turc, pas un immigré à portée d’objectif. La France que dessine Depardon est une France franco-française signalant par là que l’exposition relève clairement de la quête identitaire,
  • Rien de touristique non plus. Je ne suis pas sûr que l’expo parlerait à un étranger de passage. Le patrimoine présenté n’est pas celui dont on parle aux ministères chargés de la Culture et du Tourisme, mais plutôt à la DATAR, familière du photographe,
  • C’est une exposition qui ne s’embarrasse pas de légendes ; les lieux de prise de vue sont relégués dans une autre pièce, comme si la précision géographique semblait secondaire par rapport au tout hexagonal… à moins qu’il ne s’agisse de titiller les connaissances de l’amateur,
  • Surtout, et j’aurais dû peut-être commencer par là, c’est une exposition inhabitée, un territoire dont les habitants sont quasi-absents. Terrés chez eux, absorbés au travail, exilés, en tout cas hors-champs.

Décrite ainsi, en négatif, cette exposition pourrait sembler bien fade à l’ère du multimédia bruyant et clinquant. Mais, les choix exigeants et têtus du photographe sont porteurs de sens. Un sens qui ne s’impose pas, contrairement à l’exposition concomitante France 14. Pas de grande dénonciation, pas d’humanisme poignant de grand reporter. Tout se joue dans la nuance, dans une suggestion douce-amère. Les questionnements n’en sont que plus nombreux, plus subtils, plus intérieurs aussi parce qu’ils exigent du spectateur un effort tant introspectif que rétrospectif.

Parmi d’autres, j’ai perçu au moins deux questions qui semblent essentielles à Depardon. Celle d’un avant et d’un après (les mutations du territoire) et celle d’un ici et d’un ailleurs (l’identité française et régionale). Je ne suis pas sûr qu’une telle exposition parle de la même façon aux plus jeunes car il faut avoir connu l’avant et l’ailleurs pour comprendre le choix des tableaux. Ce qui se murmure aux cimaises c’est en effet l’écart, la distance parcourue. Il en va ainsi de la banalisation du paysage (parking entre HLM et supermarché à Commercy, rond-point à Fussy) comme des petites résistances (Boucherie Charcuterie d’Albi, salon de coiffure).

Cliché après cliché, pour peu que le visiteur ait passé la cinquantaine et quelques racines en province, sa mémoire est rapidement sollicitée. Des moments liés à sa propre histoire, à sa géographie intime font surface. Du lieu si familier qu’il a devant lui jaillissent des souvenirs, des bouffées d’un passé et de sa métamorphose présente. En parcourant l’exposition, chacun devient en quelque sorte le géomètre de cet écart dans sa propre intimité et se trouve libre d’en tirer des conclusions. Cerné de toute part par cette haie photographique, le visiteur s’interroge  avec le photographe : que reste-t-il de la France de mon enfance, le monde est-il allé trop vite, de quoi est faite l’identité territoriale, comment s’inscrit-elle dans le paysage ? Ce Tour de France de Depardon constitue un vrai voyage social, urbanistique, géographique, un audacieux tourisme du réel.


(*) La France de Raymond Depardon. Exposition du 30 septembre 2010 au 9 janvier 2011. BNF François-Mitterrand / Grande Galerie. Voir aussi Chroniques de la BnF – n°55 et l’excellent dossier pédagogique.

(**) André Kertész, virtuose de l’étrange – LeMonde.fr ,  LEMONDE | 30.09.10.

(***) cf. Willy Ronis.

  • Absence d’usine ou d’industrie. La France de Depardon a définitivement basculé dans le tertiaire,