Jan 142008
 

L’ethnologie doit autant au voyage que le tourisme doit à l’ethnologie. C’est une des conclusions à laquelle j’arrive en parcourant la vivante synthèse intitulée Ethnologie de Gérard Toffin(*). J’ai relevé quelques parallèles amusants.
Quête de l’autre, compréhension et description de l’homme et de la société dans laquelle il vit, l’ethnologie(**), est d’abord une éducation du regard. Car prévient Gérard Toffin : « l’oeil ne voit que ce qu’on lui demande de voir, ce qu’on lui a appris à observer » (p. 8). A lire comme une recommandation au voyageur : catalogues et itinéraires sagement touristiques s’abstenir si l’on veut aller à la fameuse « rencontre de l’autre », mais aussi éducation au voyage pour laquelle certains militent. Dans cette science de l’altérité, « l’ethnologue se définit en vérité comme le passeur entre les valeurs de la société étudiée et celles de sa propre culture« . Voilà qui ressemble fort au rôle d’un bon guide.
Dressant l’histoire de l’ethnologie, l’auteur cite Montaigne combattant l’ethnocentrisme. « Je trouve […] qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation [amérindienne], à ce qu’on ma rapporté, sinon que chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes » Essais, chap. XXXI. Rousseau et sa quête d’un paradis perdu peuplés d’hommes foncièrement bons et en harmonie n’est plus très loin. Une quête qui sous-tend aujourd’hui bien des désirs de paradis perdu, de sable blanc, de palmiers et de peuples premiers ! Alors que l’Europe se lance à la conquête du monde, le pittoresque domine longtemps sur la connaissance raisonnée dans les récits de voyage. L’humanisme égalitaire disparait au profit de la notion de races. Il est vrai qu’il faut justifier les colonisations. « Les écrits de l’époque sont aujourd’hui difficilement supportables : l’odieux le dispute au ridicule » confesse l’ethnologue (p.40.)(***) Les bizarreries, l’exotisme font le succès des expositions coloniales. En 1931, 30 à 40 millions de visiteurs pouvaient déjà faire du « tourisme » sans quitter Paris : déambuler dans un village africain, acheter des bijoux, rencontrer des indigènes dansant en costume local, complaisamment exhibés. Aujourd’hui c’est nous qui prenons les airs pour voir le même spectacle tandis que « nos » Africains traversent la mer en coque de noix ! Cruelle inversion. Voilà pour l’Afrique. L’Orient à doit à un autre traitement. Il « est accommodé à toutes les sauces, des contes galants au roman. L’homme devient un alibi. […] Le réel est théâtralisé, fragmenté en une série de gros plans, cadré selon un code pictural en plusieurs lieux pittoresques : cafés, bains, marché« . (p. 31). En ce XXIe s. nos centres d’intérêts en voyage sont-ils si différents ? Pourtant Théophile Gautier dénonçait déjà. « La terre n’a jamais été plus ennuyeuse ; toutes les différences disparaissent et il est presque impossible de distinguer une ville d’une autre  » c’était en… 1884 et Gide prophétisait : « Il viendra un temps où la terre sera bien ennuyeuse à habiter quand on l’aura rendue pareille d’un bout à l’autre et qu’on ne pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu » (Madame Chrysanthème, 1897.) Nous sommes chaque jour plus près de cette vision désenchantée du monde. Mais pour l’instant Gide s’est trompé. Elle n’a pas tué le tourisme. Bien au contraire fait remarquer Gérard Toffin, elle pousse nos mercaticiens à nous inventer des lieux mythiques, « hors du monde »… mais totalement artificiels.
Cette édulcoration ne frappe pas que les peuples lointains et « primitifs ». Au XVIIIe s. l’étude des folklores (étude des survivances, « idées qui vivent dans notre temps, mais qui ne sont pas de notre temps » comme l’a défini A. Lang.) accompagne l’émergence des nationalismes. L’ethnologie n’échappe pas à la récupération de tous ordres. On sait comment Vichy instrumentalisera nos belles traditions. Les chiapas, fait remarquer encore Gérard Toffin, ne feront guère autre chose dans leur lutte en inventant une identité maya. Le folklore – bien qu’ayant perdu toute consistance – se vend encore très bien dans nos régions(****).
C’est en Amérique du Nord que la notion de « culture » prend un poids considérable dans l’ethnologie. Elle serait ce que « la sociologie, l’économie, la démographie n’expliquent pas. »p.81 . Elle est devenue souvent le seul alibi du voyage (« culturel »), faisant écran à la connaissance plus complète, non des cultures, mais plus globale des sociétés.
Il faut attendre les années (19)70 pour que l’ethnologie s’intéresse enfin à la France ! (merci aux demoiselles de Minot). Il est vrai qu’avec l’extinction des modes de vie « primitifs« , la fin des colonies les ethnologues avaient du mal à savoir où porter leur regard. « Le monde s’uniformise et l’Autre se fait en plus en plus proche« 
Au chapitre « la fin de l’exotisme ?« , Gérard Toffin consacre plusieurs pages au rapport entre ethnologie et tourisme. « L’ethnologue devient le prospecteur pour l’industrie touristique. » note-t-il. Car les indigènes ne sont pas nés d’hier et n’ont d’intérêt pour l’ethnologue que pour ce qu’il lui rapporte. Eux-mêmes se rebellent. Ils puisent dans les études matière à forger leur identité et leur défense, tout en réclamant part à leur élaboration et contestant leur ethno-centrisme.
L’ethnologie s’intéresse au proche et au complexe. « C’est tout le quotidien de la modernité qui sous leur plume est devenu exotique« . Mutation radicale et régénératrice qui n’a pas irrigué encore le terrain du tourisme. La nouvelle anthropologie a beaucoup à apporter au nouveau voyage que j’imagine.


(*) Ethnologie, la quête de l’autre, Gérard Toffin. Acropole. 2005. Son ouvrage, bien que de vulgarisation, n’évacue pas les doutes, les écoles, de cette « science » sociale et ses dérives (politiques, intellectuelles), et l’avenir de la discipline.
(**) Ne pas confondre : ethnographie (étude descriptive et analytique des sociétés et culture, ethnologie (synthèse à partir du recueil ethnographique), anthropologie (étude de l’homme dans sa généralité). Dans la pratique les différences entre ces disciplines sont assez difficiles à discerner selon les pays et les écoles.
(***) Pour mémoire, à l’époque (il y a à peine plus de 70 ans !), la colonisation était une évidence politique incontestée comme dit Paul Raynaud, ministre des Colonies, le 2 juillet 1931 : « La colonisation est un phénomène qui s’impose, car il est dans la nature des choses que les peuples arrivés à son niveau supérieur d’évolution se penchent vers ceux qui sont à son niveau inférieur pour les élever jusqu’à eux. » Cet état d’esprit s’exprime crûment quand le Prince de Scaela, ministre d’Etat d’Italie, renchérit, au nom
des délégués étrangers, en célébrant « l’odyssée homérique de la race blanche qui, ayant atteint désormais chaque coin du monde, a transformé et transforme continuellement des continents barbares en régions civilisées ».
(****) pour moi le « vrai » folklore contemporain en France serait par exemple, celui des boites de nuit, des réceptions entre voisins, la machine à café au bureau… bien plus que les bourrées auvergnates qui ont totalement perdu leur rôle social en se transformant en spectacle.