Juil 022007
 

Région d'Ubud, Fabrication de fausses antiquités (c) Yves Traynard 2007Le musée ARMA propose des workshops fort chers(*) sous forme de conférences ou d’ateliers de deux heures.
Au menu : gamelan, sculpture sur bois, danse, cuisine, hindouisme balinais, histoire, astrologie et numérologie, architecture, batik, offrandes, peinture. Sûrement passionnant mais tout ça reste dans le domaine classique de la tradition plus ou moins fossilisée. Un dernier thème a retenu mon attention : Modernity in Bali. C’est le seul qui s’intéresse aux dynamiques du présent du moins à la lecture de son programme : «What are the general and specific issues facing Bali today ? What are the modern trends prevailing in Bali ? How are the trends affecting the Balinese in their daily lives, including the religious outlook ? An in-depth lecture, followed by a livy discussion, will prove instructive to the visitor.»
Voila qui correspond tout à fait à ma cible, comme «How Jakarta Works ?» et «Viavia» à Yogya.
Inscription immédiate. Rendez-vous est pris pour ce lundi à 16 h. Après avoir eut mille difficultés à régler mes 44 dollars car mes billets étaient antérieurs à 2000 c’est Batuan un auguste monsieur de 70 ans qui en fait vingt de moins, en sarung, le front ceint du turban, qui m’accueille. Peintre renommé, chef de son village, ce Balinais a voyagé en Occident dès les années 70 au contact de touristes puis pour la promotion de la culture de l’île.
Je suis le seul participant. Dans le jardin de l’ARMA face aux rizières la rencontre est plus un entretien sur un coin de table qu’une conférence magistrale. Une heure d’exposé, sans une note, sans un document (aurait-il fait sciences po’ ?), suivie d’une heure de questions-réponses.
L’entretien commence par un long rappel de la philosophie hindoue balinaise.

  • L’étroite relation entre l’homme, la nature et Dieu (Sanghyang Widi) et ses formes Wisnou, Shiva, Brahma.
  • L’unité, «les continents se tiennent la main sous les mers»
  • L’interdépendance des êtres humains. «I need you and you need me»
  • Les trois niveaux : la tête, le corps, les pieds ; le toit, les murs, les fondations…
  • L’harmonie : le corps et l’esprit. «God needs differences (like colour) to make harnony». Pourquoi dépenser une fortune pour aller sur la lune alors que la pauvreté subsiste sur terre. Se regarder soi-même avant de critiquer l’autre
  • Le cycle continue de la vie (naissance, enfance, adulte, mort…)
  • La Tri Hita Karana (cf.. mon article…)
  • Le contrôle des 5 sens
  • Le visible et l’invisible.

Je ne détaille pas tout cela fait l’objet de nombreux ouvrages de philosophie orientale.

Et la modernité dans tout ça ? Batuan dresse un tableau noir des changements survenus et de leur contradiction avec la philosophie hindoue.

  • Les supermarchés tuent la relation entre les êtres humains qui formait la base de l’échange,
  • L’appat du gain devient le but de la vie, il faut un portable, une télévision, une moto… toujours plus,
  • La malhonnêteté s’immisce dans les rapports humains au détriment de l’harmonie et de l’interdépendance
  • La pollution de l’eau en particulier se développe ; les sacs plastiques envahissent le paysage. Ils ont remplacé les feuilles de banane ou le bambou comme emballage. Hélas si les fibres naturelles sont biodégradables le plastique, lui, bouche les canaux, les rivières…
  • Dans les villes comme Denpasar on ne peut même pas stationner,
  • les lieux sacrés ne sont plus respectés. Pour preuve les Javanais, main-d’oeuvre bon marché, logent dans les rizières. Ils dorment, font l’amour et souillent ces espaces autrefois sacrés
  • La perte du sens des offrandes. On pratique mais sans comprendre la signification. On s’en tient au rite tout en faisant tout le contraire de ce que les symboles représentent,
  • Les jeunes se détournent de la religion(**). Seuls deux étudiants se sont orientés vers la théologie (sastra) tous les autres se dirigent vers le business, l’informatique…
  • Dans le sud, la vente massive de terrains à des Javanais de Jakarta conduit au chômage. Il n’y a pas de travail à Kuta.
  • Les Javanais : ils viennent d’autoriser la diffusion de la pornographie (fait-il réference à la récente autorisation du magazine Lui ?) !

Bref tout ça lui fait dire qu’il y à 20 ans on avait moins de moyens mais on était autrement heureux. Pessimiste pour l’avenir ? Pas pour autant.

  • Les attentats de Kuta en 2002 et la récession qui a suivis ont constitué un signal fort : la dépendance au tourisme est trop importante.
  • Une prise de conscience s’opère lentement relayée par la presse locale entre autres sur les questions d’écologie.
  • Les Balinais intègrent très jeunes les fondements de leur culture (les femmes enceintes vont au temple). Elle est le meilleur rempart aux dérives de la modernité.
  • Les Balinais sont très unis
  • Des étrangers viennent méditer à Bali preuve de la force de sa culture. Ils disent que c’est le paradis.
  • L’influence du tourisme est positif: apport d’argent, renaissance culturelle, rénovation et création de nouveaux temples, douze groupes de gamelans dans son seul village qui voyagent à l’étranger, relance de l’artisanat (sculpture sur bois)… aujourd’hui tout le monde peut avoir un toit.

Voilà résumé pour l’essentiel l’entretien, questions comprises.

Que penser de tout cela par rapport au voyage au présent ?
Sur la forme, l’entretien était évidemment tout à fait idéal. Mais hélas l’anglais de mon interlocuteur était trop approximatif pour permettre un réel échange. Quelques illustrations, un panorama plus structuré des sujets où s’applique la modernité aurait été préférable à un exposé laborieux sur la philosophie hindoue balinaise qui aurait pu être considérée comme un préalable acquis(***). Rien n’a été dit sur la famille, les modes de consommation par exemple. Quelques ordres de grandeur auraient gagné à être fournis, ils auraient crédibilisé le discours. Car on pouvait s’attendre à quelque chose de plus universitaire avec des références de chercheurs, articles de presse, de prises de position. Des noms d’associations de la société civile, bref des éléments qui prouvent que ce n’est pas que son point de vue mais une réflexion synthétisant des tendances, des opinions. Bref, ce qui fait la différence entre une discussion avec un Balinais rencontré au hasard qui vous donner son point de vue et un véritable passeur de connaissance. Pour ma part je serait bien incapable de donner une image de la France un tant soit peu construite et argumentée à un touriste de passage. C’est pourquoi je ne pense pas que la rencontre furtive de quelques habitants puisse tenir lieu de véritable connaissance du pays. Ce qui n’enlève en rien au plaisir et à l’intérêt de ce type de rencontre évidemment.
Sur le fond, la modernité se définit non comme une photo du présent mais l’interaction des tendances mondiales. En ce sens il n’y a pas eu hors-sujet dans ce qui a été abordé. Mais le discours a sombré assez vite dans le lieu commun qui ressemble à bien des choses entendues en Occident. Coïncidence ou influence ? Volonté de plaire à l’auditoire ? Part de marketing ?
L’optimisme de la conclusion paraît exagéré. La capacité de résistance de la culture balinaise n’est-elle pas sur-évaluée(****). Il aurait été intéressant que cette conclusion soit contrebalancée par des avis plus pessimistes. Introduits par «certains pensent… d’autres, dont moi, …»
Il est néanmoins heureux que ce thème de la modernit
é soit mis au catalogue des work-shops, preuve qu’il y a un intérêt sur le présent et les dynamiques même si cet atelier est peu demandé. En cherchant mais pas aux offices de tourisme pour qui ma recherche est du chinois, même en Indonésie on trouve un embryon de voyage au présent. Preuve encourageante que ma quête n’est pas vaine et peut trouver des débouchés.


(*) 44 us$. Agung Rai Museum of Art http://www.armamuseum.com
(**) Dans son enfance Batuan m’indique qu’il n’a pas suivi d’enseignement religieux. Il n’a fait que reproduire la pratique. Le sens était gardé secret par la caste des prêtes.
(***) selon un principe de filière qui permet une pédagogie par étape
(****) «Come home to Bali : our culture is undestructible»™ proclame la campagne de best News Update service.